L’expérience esthétique, numérisée à mort ?

L’exposition est une occasion rare de se confronter à la physicalité des œuvres

Comme celles d’autres peintres, l’oeuvre de Rothko demande au regardeur de s’approcher. Encore plus, ses tableaux demandent qu’on s’y enveloppe, qu’on prenne le temps de les regarder, pour terminer de les construire, de se construire avec eux.

On s’approche alors, comme il l’aurait souhaité, aussi près que les alarmes et le respect des tableaux le permettent. Oui, la sensation est là, saisissante, d’être happé, tourmenté, par un monde, un monde mouvant. Les toiles, intemporelles, donnent l’impression qu’elles viennent d’être achevées. Vues de plus près, elles révèlent des effets nacrés, étoilés, les couleurs semblent flotter, s’avancer, reculer, se tordre. La progression chronologique dans la recherche de Rothko est un voyage initiatique, une pédagogie qui nous apprend à voir la lumière, à apprécier les textures, à nous passer de la couleur. Arrivés à No 8 (1964), qui fait l’économie de toute couleur, on est prêts à le recevoir comme une expérience proprement spirituelle, on dirait aujourd’hui « une baffe ».

No. 8, 1964
Courtesy National Gallery of Art, Washington

La photographie : perversion, voire barrière à la contemplation ?

Retournez-vous après cette expérience. Derrière vous, des consommateurs excédés, portable à la main, vous jettent un regard noir. Dans leur visage crispé, on lit qu’ils n’en peuvent plus d’attendre, qu’ils vont enfin pouvoir permettre à leur téléphone de voir le tableau à leur place. Ils restent suffisamment loin pour bien cadrer toute la surface du tableau, prennent leur photo, et… passent au suivant.

Rothko craignait d’être vu trop vite. Se doutait-il qu’à peine quelques dizaines d’années plus tard, il ne serait qu’à peine regardé par des yeux humains, mais à travers des objectifs, et donc jamais vraiment vu ?

Pire, le nombre de ces consommateurs numériques crée dans les salles une pression sociale. Chaque tableau a devant lui une grande zone vide – là où devraient, poliment, par une organisation tacite, se succéder les regardeurs. Et après cette zone vide, un petit arc de cercle de téléphones portables et de globes oculaires soumis à la menace, évitant de s’avancer.

Une bien mauvaise manière d’appréhender ce tableau de Rothko, et une confiscation malpolie de l’espace d’exposition.

Sortis de l’exposition, après s’être déplacés, après avoir acheté leur entrée, quelle expérience se sont-ils permis de vivre ?

Interdire la photographie serait une fausse solution

Condamner tout un éventail d’usages devenus communs pour contraindre les visiteurs à la contemplation adéquate serait évidemment une très mauvaise idée.

Qu’il y ait des modes d’appropriation, des usages nouveaux associés à cette extension numérique du corps capable de prendre des images à tout moment, c’est bien sûr acquis.

Que l’on prenne des photos pour mémoire de certaines œuvres et de leur cartel pour référence ultérieure, sur le web, le catalogue ou l’album de l’exposition, est une évidence – voir quelqu’un avec un calepin et un stylo serait même surprenant.

Que l’on souhaite capturer une image de sa progéniture devant un tableau qui ne reviendra peut-être pas en France pour des décennies, c’est compréhensible.

Mais prendre en photo un Rothko, sans même l’avoir vraiment regardé, pour le « consommer » plus tard ou le « partager sur ses réseaux », c’est simplement passer à côté de sa visite.

Débrancher l’interface, permettre la rencontre

Visiteurs, partagez bien d’autres choses, parlez de ce que vous ressentez, filmez-vous en train de le dire, laissez libre cours à votre créativité numérique, mais prenez aussi le temps de ranger cette interface permanente qui vous isole, et osez le rendez-vous avec l’oeuvre d’art.

Musées, c’est peut-être là que l’on attend la médiation ? Celle d’humains qui viennent à la rencontre des regardeurs, pas celle qui est devenue numérique, qui incite à sortir son téléphone et qui se cache derrière des QR codes.

Si les photos permettent une viralité et un partage d’informations qui peuvent être bénéfiques aux musées dans le sens où elles augmentent une visibilité de l’évènement, à terme, elles tuent le concept même d’exposition. Pas facile aujourd’hui de se sevrer de cette pratique, pas évident d’inciter le spectateur à cette rencontre avec l’oeuvre, à sa confrontation. Mais n’est-ce pas le rôle d’un musée ou d’une institution culturelle ?

Pour aller plus loin

Hans-Georg Gadamer consacre une section entière de son livre Vérité et Méthode: Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique à la question de l’expérience de l’art, en se référant au mot jeu et à tous les aspects sémantiques associés.

Pour caricaturer et vous faire entrer dans le propos de Gadamer, accepter de jouer le jeu, de se prendre au jeu auquel nous invite l’oeuvre, c’est entrer dans l’espace créé par l’artiste qui a laissé une incomplétude, de la place, du jeu dans sa création. L’oeuvre d’art est bien autre chose qu’un objet que l’on photographie : « ce qui fait l’être véritable de l’oeuvre d’art, c’est qu’elle devient l’expérience qui métamorphose celui qui la fait ». En cela, ce qui dure le plus, c’est la marque de cette expérience, et non l’image de l’objet.


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