Ses contemporains disent ne l’avoir jamais vu sourire. Enfant, Marcus Rothkovich, né presque avec le XXe siècle à Daugavpils en Lettonie, n’a pas eu vraiment l’occasion d’apprendre. Né sous la menace des pogroms, séparé à 9 ans de son père et de ses frères aînés fuyant l’enrôlement dans l’armée russe, il est à son tour déraciné à l’âge de 10 ans. Il traverse les Etats-Unis, observant les plaines de l’Oregon. Son père meurt un an plus tard. On a attendu de lui d’être sérieux trop tôt.

Brillant élève, admis à Yale, il s’attend certainement à y trouver quelque chose comme un refuge, une communauté d’âmes à la recherche de la vérité sous toutes ses formes, par les sciences, les arts et les techniques. Il n’y trouve que supercherie, numerus clausus profitant aux fils bien nés ou aux meilleurs sportifs capables de hisser le classement de l’université dans les tournois. Et s’en va.
Il rencontre la peinture quelques années plus tard. La peinture pourrait être un lieu d’où il pourrait dire quelque chose. Elevé dans une éducation talmudique, lisant Platon et Nietzsche, il est tendu vers un objectif d’élever, de racheter la bassesse de l’existence humaine. Il cherche des réponses pour tous et pour lui-même en premier. De toute sa force vitale, travailleur acharné, il s’efforce de s’engager dans la recherche, dans la pensée, dans la matière, dans la couleur, comme on s’assurerait de ne pas s’arrêter pour ne pas tomber.
Comme lui enfant, sa peinture est toujours menacée. Elle doit sans cesse dépasser, s’échapper. Comme le corps est mortel et l’âme immortelle, le pigment passe, alors il faut peindre avec la lumière. Chercher et chercher encore, réussir à faire jouer la lumière pour que le tableau soit plus qu’une surface à deux dimensions, soit plus qu’un empilement, devienne radiant, devienne ouvert, devienne un monde. Comment vous faire comprendre, comment vous faire entrer ?

Ma peinture doit s’échapper de la décoration, de la comparaison. Mais comment donc faut-il faire pour n’être pas mal compris ? Enlever la figuration, enlever la couleur, est-ce que c’est suffisant ? Agrandir le format, s’assurer d’une relation privilégiée entre le tableau et son observateur, envelopper ce dernier afin que les deux ensemble aient le temps de se construire mutuellement. Est-ce que ce sera suffisant ? Comment échapper à la supercherie du marché de l’art, comment rester debout, comment faire que le message reste debout, comment faire entendre que mes peintures ne se révèlent pas à la jouissance immédiate ? Pourquoi simplement vous donner un titre à accepter alors qu’il faut se donner la peine d’entrer, d’entrer dans la pénombre de ma chapelle pour y trouver la clarté ?
Au bout de 66 ans d’anxiété, Marcus Rothkovich souffre d’un anévrisme de l’aorte. Il ne peut se passer de l’alcool et des cigarettes. Son état s’aggrave. Il ne peut plus peindre les grands formats qui lui permettaient de se tenir encore en équilibre, et se donne la mort le 25 février 1970.

L’œuvre de Mark Rothko se dessine comme une recherche éperdue, un combat acharné contre la supercherie, une supercherie omniprésente. Chaque coup de pinceau est à la fois une révolte, une tentative de s’affranchir, de rétablir et d’offrir un lien authentique avec une forme de pureté spirituelle, d’idéal.
La Fondation Louis Vuitton présente une rétrospective majeure consacrée à l’œuvre de Mark Rothko du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024. 115 œuvres sont accrochées, pour la première fois rassemblées à partir de collections publiques et privées à travers le monde.
La playlist
En podcasts
- France Culture, Une vie, une oeuvre, 22/03/2014 : Mark Rothko, le peintre qui ne souriait jamais
- France Culture, Création on air, 02/03/2017 : Rothko
- France Culture, La Compagnie des Oeuvres, 04/11/2020 : Rothko et Soulages : vers la luminosité du noir
En musique
À l’occasion de l’exposition Rothko, le compositeur et pianiste Max Richter investit la Fondation pour une résidence exceptionnelle. A cette occasion, il a créé une oeuvre en 3 pièces baptisée Unity Fields, qui accompagne l’exposition soit dans les salles, soit lors de concerts dédiés.
Cette oeuvre inédite n’est pour l’heure pas disponible à l’écoute. Par contre, au cours des concerts donnés, sera également joué la série de pièces Exiles, que je vous recommande d’écouter ou de vous procurer. Pour ma part j’ai eu le sentiment en l’écoutant d’entrer en empathie avec Mark Rothko…
Pour aller plus loin
Sur le web
- Le site de l’exposition Rothko à la Fondation Louis Vuitton
- Rothko, intellectuel : lisez-le pour mieux regarder sa peinture, Chloé Leprince, France Culture, 27/10/2023
Pour se faire plaisir
Le catalogue de l’exposition, aux éditions Citadelles et Mazenod
La réalité de l’artiste, édité à partir des manuscrits retrouvés en 1988 et écrits au début des années 1940 par Rothko.
L’album Exiles de Max Richter
Laisser un commentaire